Le vin

De loin est apparu un sale individu. On eût dit que son corps était recouvert d'une chemise faite de fumée de l'enfer. II n'était ni homme ni femme. Il a brisé notre flacon et répandu à terre le vin en rubis qu'il contenait, se glorifiant d'avoir commis un acte digne d'un homme.

Oui, je me suis trouvé en relation avec le vin, avec l'ivresse. Mais pourquoi le monde m'en blâme-t-il ? Oh ! plût à Dieu que tout ce qui est illicite produisît l'ivresse ! Car alors jamais ici-bas je n'aurais vu l'ombre de la saine raison.

Hier au soir j'ai brisé contre une pierre la coupe en faïence. J'étais ivre en commettant cet acte insensé. Cette coupe semblait me dire : « J'ai été semblable à toi, tu seras à ton tour semblable à moi ».

Ô homme insouciant ! ce corps de chair n'est rien, cette voûte composée de neuf cieux brillants n'est rien. Livre-toi donc à la joie dans ce lieu où règne le désordre (le monde) car notre vie n'y est attachée que pour un instant et cet instant n'est également rien. Lève-toi, viens, viens, et, pour la satisfaction de mon coeur, donne-moi l'explication d'un problème : apporte­ moi vite une cruche de vin, et buvons avant que l'on fasse des cruches de notre propre poussière.

Ô mon coeur ! tu n'arriveras point à pénétrer les secrets énigmatiques des cieux ; tu ne parviendras jamais au point culminant que les intrépides savants ont atteint. Résigne­toi donc à t'organiser ici-bas un paradis en faisant usage de la coupe et du vin, car là où est le paradis, y arriveras-tu ? tu n'y arriveras pas ?

Un matin, j'entendis venir de notre taverne une voix qui disait : À moi, joyeux buveurs ! levez-vous, et venez remplir encore une coupe de vin, avant que le destin vienne remplir celle de notre existence.

Une gorgée de vin vaut mieux que le royaume de Kavous ; elle est préférable au trône de Kobad, à l'empire de Thous. Les soupirs auxquels le matin un amoureux est en proie sont préférables aux gémissements des dévots hypocrites.

Au printemps j'aime m'asseoir au bord d'une prairie, avec une idole semblable à une houri et une cruche de vin s'il y en a, et bien que tout cela soit généralement blâmé, je veux être pire qu'un chien si jamais je songe au paradis.

Le vin couleur de rose dans une coupe vermeille est agréable. Il est agréable, accompagné des airs mélodieux du luth et des sons plaintifs de la harpe. Le religieux qui n'a aucune notion des délices de la coupe de vin est agréable, lui, quand il est à mille farsakhs loin de nous.

Le temps que nous passons dans ce monde n'a point de prix sans vin et sans échanson ; il n'a point de prix sans les sons mélodieux de la flûte de l'lrak. J'ai beau observer les choses d'ici-bas, je n'y vois que la joie et le plaisir qui aient du prix : le reste n'est rien.

C'est nous qui nous livrons aux volontés du vin, c'est avec joie que nous offrons nos âmes en holocauste aux lèvres souriantes de ce jus divin. Ô spectacle ravissant ! notre échanson tenant d'une main le goulot du flacon et de l'autre la coupe qui déborde, comme pour nous convier à recevoir le plus pur de son sang!

Ô échanson ! mets dans ma main de ce vin délicieux, de ce jus aux attraits d'une charmante idole, de ce nectar enfin qui, semblable à une chaîne dont les anneaux se tordent et se retordent sur eux-mêmes, tient et les fous et les sages dans une si douce captivité.

Cette hypocrisie, que je vois partout, ô échanson ! accable mon coeur d'ennui. Lève-toi et apporte-moi gaiement du vin, ô échanson ! pour t'en procurer, mets en gage et le seddjadèh et le téilessan. Peut-être qu'alors mes arguments reposeront sur une base plus solide.

Procure-toi des danseurs, du vin et une charmante aux traits ravissants de houri, si houris il y a ; ou cherche une belle eau courante au  bord du gazon, si gazon il y a, et ne demande rien de mieux ; ne t'occupe plus de cet enfer éteint, car, en vérité, il n'y a pas d'autre paradis que celui que je t'indique, si paradis il y a.

Oui, c'est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine, entourés de vin et de danseurs, avons mis en gage tout ce que nous possédions : âme, coeur, hardes, et jusqu'à notre coupe. Nous sommes ainsi affranchis et de l'espérance du pardon et de la crainte du châtiment. Nous sommes en dehors de l'air, de la terre, du feu et de l'eau.

Nous sommes tous amoureux, tous ivres, tous adorateurs du vin. Nous sommes tous réunis dans la taverne, ayant banni loin de nous tout ce qui est bien, tout ce qui est mal, tout ce qui est réflexion et rêverie. Oh ! ne nous demande donc pas de jugement, puisque nous sommes tous pris de vin.

Nous avons violé tous les voeux que nous avions formés  ; nous avons fermé sur nous la porte de la bonne et celle de la mauvaise renommée. Ne me blâmez point si vous me voyez commettre des actes d'insensé, car, vous le voyez, nous sommes ivres du vin de l'amour, ivres tous tant que nous sommes.


La vie

Un rossignol, ivre d'amour pour la rose, étant entré dans le jardin et voyant les roses et la coupe de vin souriantes, vint me dire à l'oreille, dans un langage approprié à la circonstance : Sois sur tes gardes, ami, et n'oublie pas qu'on ne rattrape pas la vie qui s'est écoulée.

Lève-toi, sors de ton lit, ô échanson ! donne, donne du vin limpide, ô échanson ! Avant qu'on fasse des cruches de nos crânes, verse du vin de la cruche dans le bol, ô échanson !

Ne t'inquiète pas des vicissitudes de ce monde d'inconstance ; demande du vin et rapproche-toi de ta caressante maîtresse, car, vois-tu, celui que sa mère enfante aujourd'hui, demain disparaît de la terre, demain rentre dans le néant.


La mort

La distance qui sépare l'incrédulité de la foi n'est que d'un souffle, celle qui sépare le doute de la certitude n'est également que d'un souffle ; passons donc gaiement cet espace précieux d'un souffle, car notre vie aussi n'est séparée de la mort que par l'espace d'un souffle.

Ô homme insouciant ! ce corps de chair n'est rien, cette voûte composée de neuf cieux brillants n'est rien. Livre-toi donc à la joie dans ce lieu oû régne le désordre le monde, car notre vie n'y est attachée que pour un instant et cet instant n'est également rien.

Bien que le péché m'ait rendu laid et malheureux, je ne suis cependant pas sans espoir, semblable en cela aux idolâtre, qui se repose sur les dieux de leurs temples. Toutefois, le matin où je mourrai de mon ivresse de la veille, je demanderai du vin, j'appellerai ma maîtresse, car que m'importent et le paradis et l'enfer.

Lorsque je serai mort, lavez-moi avec le jus de la treille ; au lieu de prières, chantez sur ma tombe les louanges de la coupe et du vin, et si vous désirez me retrouver au jour dernier, cherchez-moi sous la poussière du seuil de la taverne.

Omar Khayam